Paris, le 16 avril 2024.

TRIBUNE : Réformer l’accès aux soins des personnes en situation irrégulière irait à l’encontre des principes d’humanité et d’indépendance du secteur de la santé, estime, dans une tribune au « Monde », un collectif réunissant sociétés savantes et groupes professionnels du monde médical.

Nous étions plus de 3 000 soignants à appeler au maintien de l’aide médicale de l’Etat (AME), le 2 novembre 2023, vingt-trois structures et sociétés savantes à défendre ce dispositif, le 28 novembre, et plus de 7 500 soignants signataires au lendemain du vote de la loi sur l’immigration, fin décembre.

A la veille d’une réforme annoncée, nous, professionnels de santé, appelons à nouveau à la défense de l’AME contre toute réduction risquant de dégrader son contenu et, par extension, le système de soin français. Nous souhaitons rappeler que les personnes sans couverture maladie sont plus souvent que les autres prises en soins à des stades plus avancés, au risque d’augmenter la saturation du système de santé et le coût des soins.

L’AME permet aux personnes en situation irrégulière et de précarité d’accéder aux soins. Depuis sa création, en 1999, ce dispositif a fait l’objet de plusieurs réformes, réduisant son accès et sa portée. Bien que le projet de son remplacement par une aide médicale d’urgence ait été écarté, le gouvernement s’est engagé à la réformer en 2024 sur la base des conclusions du rapport Evin-Stefanini. Claude Evin, ancien ministre de la santé, et Patrick Stefanini, conseiller d’Etat, s’accordent sur plusieurs points-clés.

Le premier, c’est que s’il existe bien une augmentation des dépenses d’AME corrélée à l’augmentation du nombre de bénéficiaires, « la consommation trimestrielle moyenne par bénéficiaire est restée stable au cours des quinze dernières années, en dépit de l’augmentation du coût des soins sur la période » − avec 642 euros en 2009 contre 604 euros en 2022, soit une baisse de près de 6 % dans un contexte d’inflation de près de 30 %. Au total, 968 millions d’euros sont consacrés à ce dispositif, soit 0,5 % du budget de l’Assurance-maladie.

Périmètre restreint

Le deuxième, c’est que l’AME est « la prestation gérée par l’Assurance-maladie dont le taux de contrôle est le plus élevé », permettant de limiter drastiquement le risque de fraude (moins de 3 % d’anomalies constatées).

Le troisième, c’est que les données disponibles contredisent l’idée que l’AME est un facteur d’attractivité pour les candidats à l’immigration. Il n’est pas le dispositif le plus généreux d’Europe : plusieurs pays voisins offrent un panier de soins plus large ou avec moins de restrictions d’accès, notamment relatives au plafond de ressources.

Le quatrième, c’est que si l’AME est « un dispositif correctement cadré sur le plan réglementaire et largement opérationnel », son périmètre restreint, excluant notamment ses bénéficiaires du dispositif « médecin traitant » et des campagnes de dépistage, affecte « la fluidité et l’efficience du parcours de soins ». Il existe, par ailleurs, un effet seuil radical : toute personne dont les ressources sont supérieures au plafond de 810 euros par mois en est exclue, y compris les travailleurs sans papiers dont les cotisations participent pourtant au financement de l’Assurance-maladie. A ces limites s’ajoutent un risque de discrimination (de 14 % à 36 % de chances en moins d’avoir un rendez-vous chez le généraliste) et un niveau de non-recours préoccupant (50 % des personnes éligibles n’en disposent pas).

Nous partageons le diagnostic de son utilité. Nous soutenons les dispositions proposées pour améliorer la fluidité du dispositif  – informatisation de la carte de bénéficiaire, inclusion dans les dispositifs de l’Assurance-maladie promouvant la prévention et l’organisation de soins coordonnés. Nous estimons en revanche que les propositions de réduction de son champ vont à l’encontre des principes d’universalité du soin, d’humanité et d’indépendance du secteur de la santé.

Diminuer le non-recours à l’AME

Nous sommes défavorables à toute complexification des démarches administratives pour recourir à l’AME (exigence d’une présence physique à chaque dépôt de dossier et retrait de carte, par exemple), que l’on sait être un facteur supplémentaire de renoncement à l’AME et au soin. En 2023, une enquête associative alertait déjà sur la détérioration de l’accès à l’AME liée à un cumul d’obstacles administratifs : 64 % des personnes interrogées avaient rencontré des difficultés pour se soigner, faute de couverture santé, et, parmi elles, sept personnes sur dix avaient renoncé aux soins.

L’enjeu est donc de diminuer le non-recours à l’AME, qui a pour conséquence d’orienter ces patients vers des services d’urgence déjà saturés, et d’accroître les coûts et la pression sur l’hôpital par des prises en soins plus tardives. Nous nous inquiétons également de ce que certaines prestations, telles que l’hospitalisation à domicile, les soins de suite et de réadaptation ou la kinésithérapie en ville, soient soumises à un accord préalable, au risque d’un allongement inutile et coûteux des séjours hospitaliers et, par ricochet, d’une paralysie des services préjudiciable à tous les bénéficiaires du système de santé.

Enfin, nous soutenons la proposition d’un bilan de santé pour toutes les personnes primo-arrivantes. Nous insistons pour que cette mesure soit placée sous la responsabilité du ministère de la santé et non du ministère de l’intérieur, en privilégiant des consultations sur un budget spécifique impliquant une coordination des acteurs du territoire déjà mobilisés sur la question. Ce bilan ne devrait pas exclure, mais au contraire soutenir le dépistage et la prise en soins des troubles sensoriels (visuels, auditifs), favorisant les chances d’une intégration réussie, par l’éducation ou le travail.

Par cette tribune, nous alertons donc de nouveau sur le risque éthique, humain, mais aussi économique d’une nouvelle restriction de l’accès aux soins des personnes en situation irrégulière. Conscients des enjeux de cette réforme, nous soutenons les mesures pour aller vers un système de santé plus universel et plus juste. Une santé dégradée coûte plus cher qu’une santé préservée, attelons-nous aujourd’hui à rendre les soins plus accessibles à tous.

Lettre ouverte de défense de l’AME (Avril 2024)
Sociétés savantes
Association nationale des étudiants en médecine de France (ANEMF), Jéremy Darenne, Président
Association française de pédiatrie ambulatoire (AFPA), Dr Andréas Wermer, président
Collège de la médecine générale (CMG), Pr Paul Frappé, président
Collège national des généralistes enseignants (CNGE), Pr Olivier Saint-Lary, président
Collège national des gynécologues et obstétriciens français (CNGOF), Leslie Cohen, coordinatrice
Collège national des sages-femmes de France (CNSF), Eléonore Bleuzen-Her, présidente
Conseil national professionnel de pédiatrie (CNP Pédiatrie), Pr Emmanuel Cixous, président
Société française d’endocrinologie (SFE), Pr Gerald Raverot, président
Société française de lutte contre le sida (SFLS), Dr Hugues Cordel, président
Société française de médecine d’urgence (SFMU), Isabelle Boost, directrice
Société française de médecine générale (SFMG), Dr Julien Le Breton, président
Société française de microbiologie (SFM), Pr Sonia BURREL, présidente
Société française de pédiatrie (SFP), Pr Agnès Linglart, présidente
Société française de pneumologie de langue française (SPLF), Pr Jésus Gonzalez, président
Société française de recherche des infirmiers en pratique avancée (SoFRIPA), Sébastien Chapdaniel, président
Société française de santé publique (SFSP), Pr Anne Vuillemin, présidente
Société française du cancer (SFC), Dr Manuel Rodrigues, président
Société française d’hématologie (SFH), Pr Thierry Facon, président
Société francophone de médecine tropicale et de santé internationale (SFMTSI), Pr Eric Pichard, président
Société francophone de néphrologie, dialyse et transplantation (SFNDT), Pr François Vrtovsnik, président
Société française de virologie (SFV), Dr Noël Tordo, président
Société de pathologie infectieuses de langue française (SPILF), Dr Bernard Castan, président
Société de réanimation de langue française (SRLF), Pr Laurent Papazian, président
Société de médecine des voyages (SMV), Pr Christophe Rapp, président
Autres groupes professionnels
Association nationale des étudiants en pharmacie de France (ANEPF), Lysa Da Silva, présidente
Collectif des Médecins généralistes pour l’accès aux soins (CoMeGAS), Dr Martine Lalande
Collégiale de pédiatrie d’Ile-de-France, Pr Loic De Pontual, président
Comité pour la santé des exilés (Comede), Dr Arnaud Veisser, directeur
Conférence nationale des présidents de CME de CMG des Centres Hospitaliers (CMECH), Dr Thierry Godeau, président
Conférence nationale des présidents de CME des Centres Hospitaliers Spécialisés (CMECHS), Dr Christophe Schmitt, président
Conférence nationale des présidents de CME des Centres Hospitaliers Universitaires (CMECHU), Pr Remi Salomon, président
Coordination nationale des PASS, Dr Rémi Laporte, coordonateur régional des PASS région PACA
Fédération française de pneumologie (FFP), Pr Christophe Leroyer, président
Fédération française des diabétiques (FFD), Jean-François Thebaut, vice-président
Fédération nationale des centres de santé (FNCS), Dr Hélène Colombani, présidente
Fédération nationale des étudiants.e.s en kinésithérapie, Maxime Marcoin, président
Groupe de pédiatrie générale sociale et environnementale (GPSE), Dr Elisabeth Martin Lebrun, présidente
Groupe de pédiatrie tropicale (GPTrop), Pr Albert Faye, président
Groupe francophone de réanimation et d’urgence pédiatrique (GFRUP), Pr Stéphane Leteurtre, président
Institut Jean-François Rey (IJFR), Dr Alain Beaupin, président
Intergroupe Migrants et populations vulnérables de la SPILF et de la SFLS, Pr Nicolas Vignier, co-coordonateur
Pédiatres du Monde, Dr Chantal Karila, présidente
Samu urgences de France (SUDF), Dr Marc Noizet, président
Société de formation thérapeutique du généraliste (SFTG), Dr François Bloe, président
Syndicat national des médecins de PMI (SNMPMI), Pierre Suesser, président
Syndicat national des pédiatres hospitaliers, Dr Jeremy Do Cao, président
Syndicat national des praticiens hospitaliers anesthésistes-réanimateurs, élargi aux autres spécialités (SNPHAR), Dr Anne Geffroy-Wermet, présidente
Syndicat des psychiatres des hôpitaux (SPH), Dr Marie José Cortes, présidente
Union syndicale de la psychiatrie (USP), Dr Charles-Olivier Pons, président
Union syndicale des médecins de centres de santé (USMCS), Dr Frédéric Villebrun, président